J’observe et analyse chaque jour les informations sur la situation géopolitique internationale. Je me sens si impuissant, si infime, face à l’hyper complexité, à l’instabilité, aux politiques officielles et souterraines des États, aux chocs entre progrès et décadences, aux questions majeures intéressant nos sociétés actuelles (souverainetés, immigrations, avenir climatique de la planète, radicalités et obscurantismes, sécurités…), aux fractures sociétales, à la pauvreté, à l’accélération permanente, à la place de l’homme, que j’en viens à me reporter aux grands principes qui traversent les siècles. Et, à chaque fois, je reviens, comme attiré par un puissant champ magnétique externe, aux grands penseurs qui, par leurs écrits, ont façonné notre monde depuis l’antiquité. Aujourd’hui, en feuilletant, comme il m’arrive souvent les « Œuvres complètes de Montesquieu », dans la magnifique édition de La Pléiade (Gallimard) et tout particulièrement des parties VII, VIII et IX consacrées à L’esprit des lois, je m’arrête sur deux théories fondamentales de constitutionnalité et de gouvernance des États : la « séparation des pouvoirs », « le pouvoir et contre-pouvoir. » Dans ce chef-d’œuvre de la pensée constitutionnaliste des Lumières, Montesquieu a laissé aux générations futures, non seulement une incroyable photographie des sociétés antiques, mais également les grands principes selon lesquels les sociétés humaines doivent être gouvernées. Ces principes sont en application dans de nombreux pays, aujourd’hui.
DE L’ESPRIT DES LOIS
En paraphrasant les propos de Denis de Casabianca à propos de L’esprit des Lois, une des subdivision de son œuvre créatrice : « L’auteur y engage tout à la fois une réflexion sur les différents gouvernements, une enquête sur les sociétés humaines et une analyse comparée des lois, afin de former tout homme à évaluer l’intervention législatrice. En s’attachant à saisir l’esprit des lois ou les rapports que les lois entretiennent avec le climat, la religion, les mœurs, les richesses et le commerce de chaque peuple, il propose une manière nouvelle d’appréhender la réalité sociale. Une telle anthologie, rassemble et présente les livres les plus célèbres de ce fameux esprit des lois et permet au lecteur de saisir les principaux enjeux philosophiques d’une œuvre incontournable. » Publié en 1748 à Genève sans le nom de l’auteur, afin d’éviter la censure, De l’esprit des lois porte la pensée, les réflexions politiques et les enjeux de Charles de Secondat, baron de La Brède et de Montesquieu. Il y décrit les différentes formes de gouvernement (monarchie, aristocratie, république, despotisme…) et les lois qui conviennent à celles-ci. On y trouve notamment la célèbre théorie de la séparation des trois pouvoirs. Il m’a semblé utile, hors des conflits et crises en France, en Europe et dans le monde, de rappeler en quelques traits de plume, ce principe fondamental des sociétés où s’exerce réellement la démocratie, c’est-à-dire, pour reprendre l’alinéa 5 de l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 : « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. » Dans L’esprit des lois, Montesquieu érige une théorie selon laquelle, au sein d’un État, et afin que tout despotisme soit écarté, doivent exister trois pouvoirs, rigoureusement séparés, confiés à des personnes ou à des corps distincts : exécutif, législatif et judiciaire. Fondateur du constitutionnalisme des Lumières, Montesquieu avec sa doctrine de la séparation des pouvoirs apporte la stabilité aux régimes politiques qui la pratiquera. Les Américains s’inspireront de ces principes pour ériger leur régime présidentiel. Quant aux révolutionnaires français, dès la Déclaration des droits de l’homme de 1789, ils graveront dans le marbre la nécessité absolue de la séparation des pouvoirs. Par la suite, les constitutionnalistes appliqueront la doctrine pour déterminer le degré de liberté dans un pays et la nature de son régime. On peut s’accorder sur l’idée que la séparation des trois pouvoirs se retrouve dans les États fondés sur la démocratie libérale. Eux-mêmes se subdivisant en deux régimes distincts : le régime parlementaire et le régime présidentiel. Ces deux régimes devant faire face au danger et éviter les risques du despotisme et du totalitarisme. Considérée comme une arme contre l’omnipotence du pouvoir – en tout premier lieu la monarchie absolue – la séparation des pouvoirs est le fondement de la pensée républicaine et de la monarchie constitutionnelle. D’autres grands penseurs, parmi lesquels Emmanuel Kant, Alexander Hamilton, John Jay et James Madison, Émile Faguet, ont enrichi cette théorie de la séparation des pouvoirs.
Pour le Conseil constitutionnel, conformément au deuxième principe de la loi constitutionnelle du 3 juin 1958, à propos de la séparation de deux des trois pouvoirs (exécutif et législatif) les constituants ont prévu que : le Gouvernement « est responsable devant le Parlement dans les conditions et suivant les procédures prévues aux articles 49 et 50 » (art. 20, al. 3, de la Constitution du 4 octobre 1958) ; le chef de l’État, qui est élu au suffrage universel direct, dispose de pouvoirs importants. Ainsi, le régime de la Ve République est qualifié de régime « semi-présidentiel » ou de régime à prééminence présidentialiste. À l’heure où les CQP (Question Prioritaire de Constitutionnalité) solidifient un recours démocratique important, il est bon de rappeler que l’on ne peut invoquer la méconnaissance du principe de séparation des pouvoirs, justement à l’appui d’une CQP que dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit (décision n° 2016-555 QPC du 22 juillet 2016).
DU PRINCIPE DU POUVOIR ET DU CONTRE-POUVOIR
Fabrice Hourquebie, nous rappelle que Montesquieu écrivait dans le chapitre IV du Livre XI de l’Esprit des Lois : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Cette interrogation du XVIIIème siècle, poursuit Hourquebie, est en réalité d’une redoutable actualité aujourd’hui, car la démocratie pluraliste post-moderne a revigoré cette théorie et a replacé la garantie des libertés par le gouvernement modéré au centre des aspirations du constitutionnalisme contemporain. À la seule différence que les « puissances » de Montesquieu sont remplacées par les contre-pouvoirs. Aujourd’hui, en régime de démocratie constitutionnelle stable, tout pouvoir appelle un contre-pouvoir chargé de le contrôler pour le modérer. C’est là tout le pouvoir des oppositions. Pouvoir et contre-pouvoir se partagent ce Janus constitutionnel, étant des composantes indispensables qui, lorsque le peuple le décide, peuvent s’inverser.
Marc FOUQUET
6/01/2024.